Se dégager du clivage entre sourciers et ciblistes : en quête de l’« équivalence d’effet »

À partir d’exemples tirés de la traduction de Comme ils ont aimé de Florian Illies


« C’est une personne qui accorde beaucoup d’attention à la fluidité du français » m’avertit un collègue, tandis que je m’apprête à travailler avec mon éditrice. Aussitôt, je pense au terme de « cibliste », rencontré çà et là depuis mes débuts en traduction littéraire. S’élève alors une voix imaginaire, insistante, inquiétante : « Et toi, qu’es-tu ? “Sourcière” ou “cibliste” ? »

Je dois être sourcière. Après tout, je suis incapable de remplacer le typique biergarten allemand par une « brasserie de plein air » et j’éprouve un besoin vital d’écrire « de Hitler » plutôt que « d’Hitler » pour préserver le « h » aspiré qui, en allemand, est une consonne à part entière. Serais-je donc de l’autre camp ? Horreur ! « Pourtant, s’élève une autre voix, tu as bien envie que ton texte soit fluide en français ? Qu’il se lise bien ? Qu’il ne sonne pas “traduit” ? Oui ? Alors, tu es cibliste ! »

Peut-être, au fond, suis-je un peu des deux. Tantôt sourcière, tantôt cibliste, je change de camp comme il me chante. [1]

Sentir, analyser, comprendre : les prémisses de la traduction littéraire 

Je change de camp comme il me chante, mais toujours avec méthode. Quelle méthode, justement ? Eh bien, elle tourne autour d’une notion clé : l’équivalence d’effet. Ma traduction doit produire sur une lectrice francophone le même effet que celui produit par le texte source sur un lecteur germanophone.

Lors de ma première lecture du texte source, je fais ce que nous faisons tous face à un tableau de Picasso, un film avec Marlene Dietrich ou la musique de Friedrich Hollaender : je m’interroge sur l’effet qu’il exerce sur moi.

Certes, ce ressenti est subjectif. Il dépend de nos histoires personnelles, familiales, culturelles et de bien d’autres choses encore. C’est bien la raison pour laquelle nous ne sommes pas toujours d’accord avec les personnes qui nous ont accompagnés au cinéma, au théâtre ou à une exposition. C’est aussi ce qui explique qu’il n’existe pas deux traductions identiques du même texte. La traduction littéraire serait-elle une histoire purement subjective ?

Loin de là. Car avant de commencer à traduire, notre métier nous demande de franchir une deuxième étape, qui nous démarque d’une grande partie des lecteurs : l’analyse de texte. À ce stade, ce n’est plus notre ressenti qui travaille, mais notre rationalité : je ne me demande plus quel effet le texte produit sur moi, mais comment il le produit. Quels outils stylistiques un auteur a-t-il mis en œuvre à cette fin ? Interrogeons l’effet produit par l’emploi de tel temps verbal ou de telle métaphore. Demandons-nous comment l’auteur aurait pu écrire autrement. Il m’arrive de réécrire son texte en changeant les temps verbaux, en raccourcissant les phrases ou en les passant à la première personne. Pour m’approprier le texte. Le désacraliser. Jouer. Et comparer, surtout. Pour voir en quoi le texte modifié change l’effet qu’il produit sur moi. Analyser un texte, cela revient à définir quels outils stylistiques il comporte pour produire l’effet escompté.

Ce n’est qu’alors, dans cette combinaison entre le ressenti spontané et l’analyse qui suit, que j’ai le sentiment d’avoir compris un texte et ses rouages. Me voilà prête à le traduire.

Il est des outils stylistiques que l’on peut traduire tels quels, c’est une évidence. Si telle métaphore produit le même effet dans les deux langues, à quoi bon la changer ? Mais souvent, les outils ne sont pas transposables, ou ne produisent pas le même effet. Ainsi les temps verbaux, notamment ceux du passé, sont difficiles à transposer tels quels de l’allemand vers le français – et inversement. Il en va de même pour le rythme d’une phrase, ses rimes internes, ou pour les jeux de mots, par exemple. C’est alors que la traduction devient créative : à nous d’imaginer quel outil stylistique utiliser pour produire sur une lectrice francophone un effet semblable à celui que produit le texte allemand sur un lecteur germanophone.

La particularité du style de Florian Illies

Dans Comme ils ont aimé (Flammarion, 2022), Florian Illies retrace les amours des célébrités entre 1929 et 1939 : comment aimaient Marlene Dietrich et Bertolt Brecht, Pablo Picasso et Klaus Mann, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, à l’ombre de la guerre ? L’auteur le fait par petites touches : son livre se compose de pastilles qui lui permettent de passer d’une célébrité à l’autre, telle une caméra qui s’introduit tantôt dans l’appartement d’un personnage, tantôt dans le jardin du suivant ou dans le cœur du troisième.

Son style est marqué par la rapidité et le caractère immédiat de l’action. Nous avons l’impression d’être précipités au cœur de la scène. La rapidité est créée tant par le passage fréquent d’une pastille à l’autre que par l’accumulation de verbes d’action, l’emploi de la voix active et le faible nombre de descriptions. Le caractère immédiat de l’action, lui, découle de l’emploi quasi systématique du présent, qui suscite un effet d’immédiateté et de réalisme faisant de nous, lectrices et lecteurs, des témoins directs des scènes décrites.

Écrire des histoires d’amour implique le risque de sombrer dans le kitsch. Ce n’est pas le cas d’Illies. Loin de se contenter de retracer des amours « nobles et beaux » à la limite du kitsch, il s’appesantit sur des détails certes futiles pour l’historien, mais intéressants pour le lecteur, car elles donnent corps aux célébrités décrites et en font presque des personnages de roman : l’amante en colère de Bertolt Brecht lui flanque son bouquet de mariage à terre, Zelda Fitzgerald est si obsédée par la danse classique qu’elle tourne les pieds vers l’extérieur lors de ses disputes avec Scott, Erich Kästner raconte tout ce qui lui arrive à sa « chère mamounette », Marlene Dietrich demande à son ex-mari de la fournir en sous-vêtements parisiens et Walter Benjamin est encore tombé amoureux de la mauvaise femme. Vu ainsi, l’ensemble pourrait être extrait d’un magazine people de l’époque. Mais Illies agrémente aussi son texte d’outils de distanciation comme l’ironie et un certain humour moqueur et pince-sans-rire surgissant çà et là. Ce sont des effets de surprise sur lesquels il ne s’attarde guère. Parsemés dans tout le texte, ces pointes, ces jeux de mots, ou encore ces passages d’un romantisme exacerbé, dont le décalage avec le reste du texte crée de l’ironie, viennent pimenter l’ensemble du livre. [2]

Lors de la traduction, ces deux aspects caractéristiques du style d’Illies risquaient de poser problème. D’une part, comment maintenir le caractère immédiat de l’action créé par l’emploi quasi systématique du présent ? Garder le présent en français produit-il le même effet ? D’autre part, les marques de distanciation, comme l’humour et l’ironie, sont-elles toujours transposables telles quelles en français ?

Traduire l’immédiateté : le choix des temps verbaux

« On ne peut pas mettre le présent.

– Pourquoi on ne peut pas ? C’est important. Ça caractérise son style.

– Oui, mais ça ne marche pas en français.

– Comment ça, ça ne marche pas ?! »

Un débat entre une « sourcière » et une « cibliste » ? Ça commence mal. Je décide de faire confiance à mon éditrice et passe les premières pages au passé. Certes, c’est joli, certes, c’est fluide – mais cela ne produit pas du tout le même effet !

Et pourtant, elle a raison : laisser 450 pages au présent confère au texte français une monotonie qui n’existe pas dans le texte allemand, que l’emploi du présent rend, au contraire, très vivant. Que faire ? Après mûre réflexion, je décide de garder le présent comme « temporalité générale ». En d’autres termes, le lecteur doit terminer sa lecture avec l’impression d’avoir lu un récit au présent, d’avoir été au cœur de l’action, comme s’il sortait du cinéma. Mais l’emploi du présent doit-il pour autant être systématique ?

Progressivement, je développe un système de temps verbaux. Pour chaque pastille, je définis le « moment de l’histoire » : je le mettrai au présent. Les retours en arrière seront au passé. Les projections vers l’avenir, au futur.

Pour ce qui est des passages au passé, hors de question d’utiliser le passé simple, même si c’est plus léger : non seulement ce temps verbal relève d’un niveau de langue soutenu qui ne fait pas écho au texte allemand, mais surtout, il introduirait un second niveau de temporalité, celle « de la fiction », du récit (vs. la temporalité « de la réalité » que dégage le présent dans le texte source). Ainsi, je ne suis ici ni « sourcière » – je ne reprends pas le présent – ni « cibliste » – les retours en arrière seraient plus légers, plus fluides au passé simple qu’au plus-que-parfait. Dans ma recherche de l’équivalence d’effet, je me dégage de cette antinomie.

Dès lors, je me surprends à transposer des paragraphes entiers au futur, des pages entières au passé : pourtant, en relisant, je me sens « dans le présent » de l’histoire. Presque entièrement écrite au présent en allemand (excepté l’avant-dernière phrase, au futur), la pastille suivante comporte en français un beau mélange de temps verbaux : des 15 verbes, seuls cinq sont restés au présent. Pourtant, après avoir lu toute la pastille, c’est ce présent qui résonne :

En juillet 1932, on a demandé à Charlie Chaplin à qui il appartenait. Sa réponse a été surprenante : Paulette Goddard. Après quelques mariages, quelques enfants et d’innombrables aventures à Hollywood et dans le reste du monde, il a rencontré cette actrice de 22 ans sur le yacht d’un ami. Elle riait de ses blagues : rien de nouveau. Mais elle s’intéressait aussi à ses sentiments, et ça, c’était nouveau. La seule chose qui le gênait, c’étaient ses cheveux, car il déteste le blond platine à la mode à Hollywood. Mais Paulette redevient brunette : il n’en faut pas plus à Charlot pour l’embrasser en public, le 19 septembre, à l’aéroport de Los Angeles, avant son départ pour New York. Le lendemain, la photo fait le tour du monde. Plus tard, Paulette Goddard épousera Erich Maria Remarque. Mais nous n’en sommes pas encore là. (p. 188-189) [3]

Peu à peu, je m’aperçois que certains temps verbaux peuvent servir à autre chose qu’à marquer la temporalité. Nous savons tous, par exemple, que le présent peut aussi avoir une fonction de « vérité générale ». Un futur bien placé peut servir, pour sa part, à « faire avancer » l’action, tout en allégeant le style, épargnant parfois au lecteur des adverbes de temps qui alourdiraient inutilement la phrase :

Manifestement, Erich Kästner sait encaisser les coups durs. Même après l’autodafé, il continuera à fréquenter le Romanisches Café ; il (…) fait comme si de rien n’était, quand bien même ses deux dernières maîtresses (…) sont parties à Paris. Kästner, lui, préférera emmener sa nouvelle compagne, l’actrice Cara Gyl, en vacances au lac bavarois d’Eibsee, où ils partagent de bons repas copieux et font de temps en temps de belles randonnées – et surtout, ils roucoulent à l’unisson. De temps en temps, Kästner s’installe à une petite table devant l’hôtel pour écrire quelques pages de La Classe volante. Un jour, sa secrétaire Elfriede Mehring passera les voir et le fera poser, tout bronzé, pour une photo : il semble invulnérable dans sa chemise tout juste repassée. (p. 262)

Outre indiquer un moment révolu, le passé composé, pour sa part, peut mettre l’accent sur le caractère ponctuel d’une action. Dans l’extrait suivant, le lecteur commence par associer le verbe souligné, au passé composé, à une temporalité antérieure, pour comprendre ensuite que ce temps verbal marque davantage le caractère ponctuel de la décision de Picasso :

De temps à autre, Picasso doit encore peindre Olga, son épouse. Il a si souvent représenté son gracieux corps de ballerine, au cours des années précédentes ! Mais désormais, son principal modèle est Marie-Thérèse Walter. Qu’une femme puisse voir si aisément dans ses tableaux qu’elle a été échangée est pour Picasso une chose épouvantable. Et justement, ce sentiment d’avoir été détrônée rend Olga presque folle. (…) Le 5 mai 1929, donc, Picasso a accepté de repeindre Olga. Jadis, cette relation entre peintre et modèle était un jeu entre eux, un bras de fer ludique, une épreuve de force sur un mode érotique. Mais désormais, c’est la guerre froide. Personne ne pipe mot. Picasso regarde Olga fixement – et peint. (p. 28-29)

Ainsi, jongler avec les temps verbaux permet de « réveiller » un texte qui aurait été bien monotone en français si le présent avait été maintenu sur 450 pages, lui insufflant la vie que l’emploi presque constant du présent donne au texte allemand. Ce qui vient conforter ma thèse de départ : il faut parfois changer d’outils linguistiques pour obtenir un effet semblable.

Transposer l’humour et l’ironie : quelques exemples

Si certains traits d’humour peuvent aisément être transposés tels quels, comme la « chère mamounette » (« Liebes Muttchen ») d’Erich Kästner ou la nouvelle amante de Walter Benjamin dont le nom, Anna Maria Blaupot ten Cate, est « plus long que ses cheveux », d’autres demandent davantage de réflexion. Bien sûr, nous pensons d’emblée aux jeux de mots. Comme, chez Illies, celui qui porte sur l’excentrique comédien Gustav Gründgens :

Beim Autohaus Dello & Co (was für ein schöner Name für ein Autohaus) [kauft er] einen unverdellten brandneuen Opel. (p. 50)

Traduction littérale : [Il achète] auprès du concessionnaire Dello & co. (quel drôle de nom pour un concessionnaire) une Opel flambant neuve non cabossée.

Sachant que Delle signifie « cabosse », y a-t-il plus comique qu’un concessionnaire nommé Dello ? Oui : l’association de ce nom propre avec le mot unverdellt (« non cabossé »), du propre cru de l’auteur. Et pour traduire ? Hélas, impossible de modifier le nom du concessionnaire, qui a vraiment existé. C’est donc avec unverdellt que j’ai joué, avec l’aide bienvenue de mon collègue Frank Heibert (merci !) :

Chez le concessionnaire Dello & Co (quel nom alléchant pour un concessionnaire), il s’était offert une Opel flambant neuve parfaitement dellicieuse. (p. 59)

De façon générale, comment procéder en présence d’un tel jeu ? Après avoir repéré les mots sur lesquels il porte, j’établis une liste de tous les mots français que j’y associe, puis je m’amuse à les combiner… jusqu’à l’eurêka ! C’est ainsi que j’ai procédé pour la traduction des deux phrases suivantes, qui portent sur l’égocentrisme de Bertolt Brecht :

Wer so um sich selbst kreist, dem droht eigentlich ein Schleudertrauma. Doch bei Brecht bedroht es nur all die anderen, die ihn beim beständigen Kreiseln zu stören wagen. (p. 20)

Traduction littérale : Quiconque tourne ainsi sur lui-même risque un coup du lapin/traumatisme de l’essorage. Mais chez Brecht, seules toutes les personnes autour de lui courent ce risque, celles qui osent le déranger pendant qu’il est en train de tourner.

L’effet de ce jeu langagier ? La distanciation humoristique qui tourne au ridicule l’égocentrisme de Brecht me fait sourire. Comment cet effet est-il créé ? Le point de départ est le terme Schleudertrauma. À sa traduction littérale – un « coup du lapin » – s’ajoute le terme Schleudern (« essorer »), sur lequel l’auteur joue dans les deux phrases par le biais de la répétition des termes kreist/Kreiseln (« tourner »). Pour combiner l’idée de douleur physique et celle de tourner sur soi-même, j’ai introduit un objet qui tourne sur lui-même et les vertiges qu’il peut occasionner :

Si toutes nos pensées tournaient autour de nous tel un carrousel, nous serions pris de vertiges. Mais chez Brecht, les vertiges planent plutôt sur tous ceux qui l’entourent, dès lors qu’ils osent entraver le carrousel dans sa ronde. (p. 22)

L’introduction de la métaphore du carrousel, absente dans le texte allemand, m’a ici permis d’obtenir l’équivalence d’effet que je recherchais.

Qu’en est-il des autres effets de distanciation, comme l’ironie ? Chez Illies, l’un des leviers de l’ironie est la création d’un décalage entre l’idylle amoureuse des personnages et le réalisme du narrateur : l’auteur introduit des passages très poétiques, en parfait contraste avec le reste du texte. Dans la description de l’amour entre Véra et Vladimir Nabokov, on ne peut manquer la poésie – quelque peu cocasse, si l’on imagine la scène – de la scène de Vladimir avec son filet à papillons :

Véra lächelt, als sie den Zettel sieht, denn sie weiß, dass ihr Mann nichts so liebt wie frühmorgens, wenn die Schuhe noch nass werden vom Tau der Nacht, durch die Wiesen zu streifen, um im weißen Netz Schmetterlinge zu fangen. (p. 29)

Il est question d’aurore, de rosée, de Vladimir qui sillonne les prairies avec son filet. Cette image bucolique est certes due à la sémantique des mots, mais aussi à l’antéposition du verbe dans l’une des subordonnées. Quels outils stylistiques nous offre le français pour ajouter de la poésie à la scène ?

Véra sourit en découvrant le bout de papier, car elle sait que son mari n’aime rien de plus que battre la campagne à l’aube, à l’heure où les chaussures se mouillent encore de rosée, pour attraper des papillons dans son blanc filet. (p. 33)

L’inversion « blanc filet », la rime interne (« rosée »/« filet »), ainsi que l’association au genre poétique par le biais d’un clin d’œil à un poème connu (« Demain dès l'aube... » de Victor Hugo) m’ont permis d’ajouter à la sémantique bucolique des mots des outils stylistiques différents de ceux présents dans le texte source, mais qui lui confèrent la même poésie contrastant avec le reste du passage. Ce contraste étant créateur d’ironie, je transpose ainsi en français l’effet de distanciation qu’elle provoque dans le texte allemand.

Dans un autre passage, le narrateur décrit, sur un ton poétique qui frôle le kitsch, la nouvelle idylle amoureuse de Walter Benjamin, pour finalement conclure :

« Der Troubadour Benjamin hat eine neue Liebe gefunden » (p. 266)

On perçoit l’ironie en allemand par l’emploi du substantif « troubadour », en rupture et en décalage avec le passage qui précède. En français, une traduction spontanée, presque littérale, donne :

« Benjamin le troubadour a trouvé un autre amour. » (p. 296)

L’introduction discrète, dans le texte en prose, de deux heptasyllabes avec une rime interne fait l’effet d’une ritournelle gentiment moqueuse qui amplifie l’effet créé par la phrase allemande. Tout comme ce passage sur l’ex-empereur Guillaume II en exil :

So hackt er nun unermüdlich Holz mit seinem gesunden rechten Arm (…). Das Holzhacken hilft ihm, sich ein wenig männlich zu fühlen, er genießt es, wenn die Scheite, vom Beil getroffen, auseinanderbersten. Zack. Und zack. Und zack. Irgendwann ist dann endlich Zeit für den Tee. (p. 88-89)

Guillaume II, déprimé dans son exil, coupe du bois pour se sentir viril. En allemand, on perçoit un décalage ironique entre cette virilité, rendue palpable par la triple répétition de l’onomatopée zack, et la dernière phrase du paragraphe, évoquant l’empereur en train de prendre le thé. En français, j’ai pu renforcer ce contraste, à la fin du paragraphe, par le jeu des sonorités entre « vlan » et « v’là » :

Alors il se met à couper du bois, infatigablement, avec son bras droit en bonne santé (…). En coupant du bois, il se sent un peu viril. Il aime le moment où les bûches se fendent sous l’impact de la hache. Vlan. Et vlan. Et vlan. Et v’là enfin l’heure du thé. (p. 103)

Ce jeu sonore est inexistant en allemand : faut-il pour autant s’en passer ? Surtout pas ! Puisqu’il va dans le sens de l’effet produit par le texte source, réjouissons-nous que la langue française nous permette de le faire !

« Ça ne sonne pas bien ! »

Il existe aussi des passages dont les aspérités font accrocher le lecteur allemand. Comment les aborder ? S’il s’agit d’une maladresse de l’auteur (après tout, les auteurs ne sont pas des dieux), prenons le parti de « lisser » le passage. Mais si une aspérité est pensée et voulue, elle crée un effet qu’il est indispensable de conserver.

Prenons l’exemple de Kurt Tucholsky : se voyant obligé d’arrêter d’écrire lors de la montée du nazisme, il se dit être un « aufgehörter Schriftsteller » – littéralement un « écrivain cessé ». Cette étrange façon de s’exprimer vient souligner stylistiquement son abandon forcé de l’écriture : Tucholsky se présente comme victime des nazis par l’emploi sous-jacent, dans ce groupe nominal, de la voix passive appliquée à un verbe qui ne s’utilise généralement pas au passif. Ce choix grammatical de l’écrivain, qui vient souligner la victimisation dont il se plaint, doit être rendu dans la traduction. Par chance, le français me permet de garder cette même inexactitude : avec le verbe « cesser », on emploierait normalement l’auxiliaire « avoir », mais l’emploi du participe passé comme adjectif dans le groupe nominal sous-entend l’auxiliaire « être » qui caractérise, dans ce cas, la voix passive.

De même, dans une pastille où le narrateur décrit le « culte du froid » qui s’est installé à la fin des années vingt, Florian Illies insère dans son texte une citation extraite du Guide de la Berlin dépravée [4] de Curt Moreck, portant sur certains bars berlinois de l’époque :

Inmitten der blitzenden Sauberkeit aus Glas und Nickel kann man sich in fabelhaft gemischten amerikanischen Eisdrinks das Innere auskühlen. (p. 45)

Dans un cadre étincelant, tout en verre et en nickel, d’exquis cocktails américains vous refroidissent de l’intérieur. (p. 52)

Si nous voulions lisser le texte français, nous traduirions auskühlen par le verbe « rafraîchir », et non « refroidir ». Or, le verbe « refroidir » fait partie du champ lexical du froid présent dans l’ensemble de la pastille, il m’a donc paru nécessaire de le garder. D’autant plus que le verbe « rafraîchir » renvoie à une sensation agréable, contrairement à celui de « refroidir » – et c’est précisément cet effet désagréable qui se dégage du texte allemand.

Conclusion

Alors, suis-je sourcière ou cibliste ? Ni l’un ni l’autre, au fond. Après avoir senti, analysé et compris les rouages du texte source, je cherche à rendre l’effet produit. Avec l’équivalence d’effet comme objectif et comme ligne directrice, je me meus entre ces deux pôles, voire me dégage de cette antinomie.

Dans ce cadre, être en mesure de justifier mes choix me semble essentiel. Faire un choix « parce que ça sonne mieux » ? Ça ne me suffit pas ! Car qu’est-ce qu’une bonne traduction, après tout ? C’est un texte dans lequel aucun mot, aucun temps verbal, aucune structure grammaticale n’a été choisi au hasard. Tout est réfléchi et peut être justifié : tel est l’idéal vers lequel je m’efforce de tendre [5].

 

Le système des temps verbaux

Traduction de Comme ils ont aimé de Florian Illies

Pour chaque pastille : définir ce qui se passe au présent dans la pastille en question (le « présent de l’histoire »). Mettre ce passage au présent. Les autres temps verbaux doivent être définis en fonction de ce passage au présent. Mettre

-    au passé : tout ce qui se passe, chronologiquement, avant le passage au présent (retours en arrière) ;

-    au futur : tout ce qui se passe, chronologiquement, après le passage au présent (projections vers le futur).

 

Emploi du PRÉSENT

-    pour le présent de l’histoire (ex. : quand la pastille se passe en été 1929, je mets tous les passages portant sur l’été 1929 au présent) ;

-    comme présent de vérité générale.

 

Emploi des TEMPS DU PASSÉ

-    Passé simple : à proscrire ! Le passé simple est un temps de la fiction. Son emploi détruit l’effet d’immédiateté et de réalisme caractéristique du style de Florian Illies.

-    Imparfait : emploi pour tout ce qui est dans le passé (par rapport au dénommé « présent de l’histoire ») et qui soit se répète, soit s’étend dans la durée.

-    Passé composé (combiné avec l’imparfait) :

Emploi pour un passé proche par rapport au présent de l’histoire – ou pour un passé lointain (par exemple, quand une transition vers le plus-que-parfait manque de fluidité) ;

Ponctuellement : pour raconter une anecdote, afin de couper la monotonie du présent (p. ex. lors de passages au présent trop longs). Davantage que de nous renvoyer dans le passé, il souligne alors le caractère ponctuel de l’action.

-    Plus-que-parfait (evtl. combiné avec l’imparfait) :

Pour retracer un passé très lointain par rapport au passé proche – ou par rapport au « présent de l’histoire » (cela s’appelle le plus-que-parfait « d’arrière-plan », cf. Grévisse de l’étudiant).

Pour décrire un fait qui s’est passé avant un événement déjà décrit au passé.

 

Emploi du FUTUR

-    pour les projections vers le futur ;

-    emploi ponctuel pour faire avancer l’action (en guise de marqueur de temps) ;

-    emploi ponctuel comme transition entre un passage au passé et un passage au présent.


[1] Dans le présent article, mon emploi des termes de « sourcier » et de « cibliste » renvoie à la manière d’aborder la langue, non les faits culturels : traduire (ou pas) le nom d’un plat typique dans la culture de la langue source, par exemple, ne sera pas abordé ici.

[2] Sur la tendance introduite par Florian Illies en matière de style d’écriture de ce côté-ci du Rhin, voir https://www.welt.de/kultur/literarischewelt/plus234222080/Schreiben-wie-Florian-Illies-Mega-Trend-bei-Sachbuechern.html (en allemand, consulté le 29.10.2022).

[3] Les citations françaises sont tirées de Florian Illies, Comme ils ont aimé, Paris, Flammarion, 2022. Les citations allemandes proviennent de Florian Illies, Liebe in Zeiten des Hasses, Frankfurt-am-Main, S. Fischer, 2021.

[4] Titre original : Führer durch das lasterhafte Berlin. Non traduit en français.

[5] Pour les germanophones, je conseille vivement la lecture de l’article de Frank Heibert, « Wortspiele übersetzen: Wie die Theorie der Praxis helfen kann », in: Buschmann Albrecht (ed.), Gutes Übersetzen. Neue Perspektiven für Theorie und Praxis des Literaturübersetzens, Berlin/Boston, De Gruyter, 2015, p. 217-242.